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Filiation ou Reconnaissance ?

 

Par Denis Labouré

Extrait de « Testament maçonnique »,

Editions Spiritualité Occidentale

 

 

Quand la grenouille veut se faire aussi grosse que le bœuf.

 

De nombreux maçons de Rite Égyptien ne se sentent pas reconnus. Et l’on a vu plus d’une obédience « égyptienne » quémander la reconnaissance de telle obédience institutionnelle, puis banaliser ses loges pour l’obtenir. Une fois les ateliers débarrassés de l’hermétisme qui entravait cette reconnaissance, la grosse obédience n’avait plus qu’à ouvrir la bouche pour avaler la petite.

 

Rappelons quelques faits souvent perdus de vue.

 

Un Ordre initiatique issu du fond des âges ?

 

Lorsqu’il pénètre dans une loge maçonnique, le nouvel initié se fait une idée simple de la situation : il vient d’être accepté par une société qui provient des bâtisseurs de cathédrales, dans une loge qui pratique un rite ancestral. Ce rite, parce qu’immuable depuis les origines, possède une puissance particulière.

 

Dans ces lignes, tout est faux.

 

Il n’existe aucune filiation directe entre les bâtisseurs de cathédrales et la franc-maçonnerie actuelle. La théorie de la transition, selon laquelle des loges de bâtisseurs accueillirent peu à peu des « non-opératifs » devenus par la suite majoritaires (1), fut élaborée par les Anglais pour justifier leur hégémonie. Les historiens, notamment écossais, l’ont pulvérisée (2).

 

Ce que le pasteur Anderson nomme « loge », c’est une réunion de petits bourgeois qui dînent dans une taverne en négociant des affaires. Le vocabulaire utilisé y est emprunté aux anciennes guildes de bâtisseurs, Anderson mentant pour se prévaloir d’une longue tradition (3).

 

L’organisation mise en place par Anderson ayant connu la fortune que l’on sait, la franc-maçonnerie alimentaire présente le mérite d’être restée fidèle à ses origines. Seule, elle bénéficie d’une filiation historique ininterrompue.

 

Toutefois, le maçon Égyptien sera intéressé par un détail : les loges opératives, qui survivaient à cette époque en Écosse, incorporaient des éléments d’hermétisme inconnus des loges anglaises(4).

 

Sur le continent

 

Restons au XVIIIe siècle. Sur le continent, un brassage d’idées s’opère. Traversant la Manche, les loges deviennent un lieu dans lequel des débats se tiennent. À l’orée du XIXe siècle, les idées politiques opposent les monarchistes aux républicains, aux Lumières du rationalisme répondent les illuministes, religieux et athées s’affrontent. En s’imprégnant de telles idées, en se codifiant, des rites s’élaborent, s’engendrent les uns les autres, sont réécrits.

 

D’où la perplexité de l’initié, qui perd le fil lorsqu’il cherche comment s’élabora le rite qu’il pratique. Il constate que celui-ci s’est formé en recueillant des débris d’autres rites. Chaque rite aujourd’hui pratiqué relève du patchwork auquel les esprits fertiles attribuent une cohérence a posteriori. Chaque rite fut l’objet de multiples réécritures. Les rites maçonniques égyptiens n’échappent pas à la règle (5).

 

La croisée des chemins

 

Dans leurs premières décennies, les loges maçonniques étaient des communautés naturelles disposant de grandes libertés concrètes. Ces communautés organiques étaient fondées sur la solidarité du lieu (le club caritatif britannique), du sang (les loges aristocratiques), du métier (les loges militaires), de la quête spirituelle vécue en commun (les loges hermétiques).

 

L’immense majorité des loges fut conduite vers une pente fatale. Sous l’influence du pouvoir politique qui cherchait à les contrôler, les structures prirent leur propre expansion pour finalité. Oubliant que la transmission passe par les hommes et non par les organisations, les libertés dont les communautés naturelles disposaient furent progressivement abrogées. Derrière une apparente diversité, ces institutions eurent pour traits communs l’unité de direction, la discipline interne, la centralisation, l’interdépendance. Cette « franc-maçonnerie universelle » et sa sociabilité, fondée sur le seul exercice de la discussion, générèrent des communautés artificielles en tous points coupées du réel.

 

Parallèlement, sans laisser de marques historiques, de vieux filons hermétiques poursuivaient leur existence. Trouvant leur origine dans l’hermétisme de la Renaissance, ils se perpétuaient dans les communautés locales libres (familles aristocratiques, cercles de facto autonomes). Informels, ils n’apparaissaient pas sous la forme qu’empruntent aujourd’hui les ordres initiatiques structurés. Mais l’on saisit l’existence de ces courants sous-jacents dans la littérature (alchimique par exemple), dans les peintures et l’architecture de certaines demeures, dans des courriers privés, dans des revues auxquelles ils contribuèrent.

 

A la fin du XVIIIe siècle, le monde ancien s’effondre en France et se désagrège partout ailleurs. Pour survivre, les vieux filons hermétiques s’adaptent. Ils choisissent leurs supports dans les structures tolérées par l’Église, particulièrement celles qui ont le vent en poupe, comme la franc-maçonnerie. Ils génèrent certains Rites (la Haute Maçonnerie Égyptienne de Cagliostro, l’Étoile Flamboyante du baron de Tschoudy, l’Ordre des chevaliers maçons élus Coëns de l’univers de Martinès de Pasqually, plus récemment les trois premiers degrés des Rites Unis de Misraïm et Memphis de Gastone Ventura (6). Les lignées hermétiques affleurent dans telle ou telle loge particulière sans se soucier des obédiences (en Italie, la loge Ankh (7) et en France la loge Hathor en furent ou sont des exemples). Mais ces vieux filons hermétiques n’ont jamais bâti d’obédience vraiment organisée.

 

Ne nous trompons pas de filiation !

 

Les hommes étant ce qu’ils sont, une loge peut dévier et abandonner ses exigences. Dans ce cas, les filons hermétiques se retireront. La loge poursuivra son existence, mais elle sera devenue une coquille vide dans laquelle un bon travail intellectuel se poursuivra peut-être. De même, ses dirigeants ayant oublié leurs origines rebelles, une obédience hermétique pourra s’épuiser dans une recherche de reconnaissance sociale. Les filons hermétiques la laisseront flotter, vivre sa vie, vidée de ses opérativités. Un rite d’origine hermétique peut être réécrit au point de se voir privé de son contenu ou tout simplement disparaître.

 

En revanche, un rite interrompu peut être pratiqué par des hommes de bonne volonté. Il peut reprendre vie, être de nouveau irrigué par la Présence. Cela s’est produit avec l’Ordre des chevaliers maçons élus Coëns de l’univers de Martinès de Pasqually (8). Cela s’est produit avec le rite de la Haute Maçonnerie Égyptienne de Cagliostro.

 

Un rite ininterrompu, mais qui avait oublié ses origines hermétiques, sera de nouveau vitalisé par ces filons hermétiques s’il est pratiqué par une loge qui travaille de façon satisfaisante.

 

Au point qu’un rite dont la filiation historique est impeccable peut être devenu une structure creuse. Un rite dont la filiation fut interrompue pendant deux siècles peut se remettre à fonctionner d’une façon remarquable.

 

L’idée selon laquelle la filiation historique est le garant de l’efficacité initiatique est erronée. Cette tentative de forcer l’Esprit à circuler dans les pipe-lines fabriqués par une histoire trop humaine est une mauvaise copie de la transmission apostolique propre aux théologies catholique ou orthodoxe et aux hypothèses guénoniennes. La véritable filiation ne se situe pas là. C‘est un courant souterrain qui transcende toutes les formes.

 

Que sont les vieux filons hermétiques ?

 

Qu’entendons-nous par « vieux filons hermétiques » ? Des hommes et des femmes, certes. Qui, de bouche à oreille, dans de petits cercles informels, se transmettent un enseignement qu’ils ont eux-mêmes reçu. Et qui, là où ils s’engagent (Loges, rites, revues, etc.), œuvrent pour restaurer un travail hermétique véritable.

 

Mais il s’agit aussi d’une Présence impalpable, indépendante de tels instructeurs. Si bien qu’une loge travaillant dans l’esprit requis, même si elle ne dispose pas d’un contact physique avec ces courants hermétiques, fonctionnera. Il y a quelques années, participant à une tenue dans une loge féminine à Bologne, j’assistai à une ouverture et une fermeture des travaux dans lesquelles cette Présence irradiait. Ces sœurs n’avaient jamais entendu parler « d’exercices de présence » et autres « rappels de soi ». Leur recueillement, l’esprit dans lequel elles opéraient, suffisaient pour assurer cette transmission verticale.

 

Un groupe peut ainsi travailler d’arrache-pied pour servir de support aux courants hermétiques. Chacun doit cesser d’y considérer son initiation comme une expérience parmi d’autres. L’initié doit s’investir dans sa qualité de maçon et non se regarder jouer le rôle de maçon avec l’idée qu’il quittera ce rôle demain pour en choisir un autre. Comment la Présence peut-elle élire un support aussi peu sûr ?

 

Etes-vous reconnu ?

 

Conscient de ces informations, il est aisé de comprendre que « filiation » et « reconnaissance » ne sont pas synonymes. A la question « Etes-vous reconnu ? », il faut répondre « Reconnu par qui ? ».

 

Pour être reconnu par les obédiences institutionnelles, un groupe doit généralement abandonner les clefs qui rendent son rite efficace. Il est inutile de chercher la reconnaissance en conservant le mythe d’Osiris pour l’élévation à la maîtrise ou en s’exerçant à des pratiques alchimiques. L’obédience ayant besoin de multiplier ses loges pour peser plus lourd, chaque atelier sera prié de ne pas être regardant sur le recrutement. La carrière dans la structure obédientielle devenant un enjeu de pouvoir, la langue de bois et la démagogie neutraliseront tout travail opératif efficace. L’intimité nécessaire à la communication sans fard disparaîtra quand des visiteurs dont les visages changent à chaque tenue seront imposés par l’obédience et son jeu de reconnaissance.

 

Tôt ou tard, un dilemme se présente aux frères et aux sœurs de Rite Égyptien : cesser d’être reconnus par les lignées hermétiques pour être reconnus par de grandes institutions sociales (maçonniques, religieuses, politiques). Ou cesser d’être reconnus par ces institutions pour l’être par les lignées hermétiques. Cagliostro en est mort.

 

Notes

 

(1) - Les loges écossaises du XVIIe siècle ont intégré des non-opératifs sans cesser d’être opératives. Les loges anglaises ont célébré quelques cérémonies pour des non-opératifs. Il s’agissait de marquer la reconnaissance de la loge pour services rendus. Il ne s’agissait pas d’initiation, et rien n‘indique que les personnes ainsi reçues aient remis les pieds dans ces loges par la suite. Selon les recherches récentes, ces notables se seraient réunis entre eux, hors des loges proprement dites. Ces cercles de bon aloi seraient devenus les premières loges « spéculatives » anglaises.

 

(2) – David Stevenson, Les Origines de la franc-maçonnerie, Télètes, Paris, 1993.

 

(3) – Anderson, dans l’édition de 1738 de ses Constitutions, présente la création de la Grande Loge de 1717 comme le renouveau d’une forme d’organisation qui aurait existé antérieurement. Il mentionne plusieurs assemblées où un Grand Maître et des Grands Surveillants auraient été désignés. Cette organisation serait tombée en décadence à cause de la négligence du dernier Grand Maître, Christopher Wren, l’architecte de la cathédrale Saint-Paul. Tout cela est fictif.

 

(4) – Selon les Statuts Schaw de 1599, le Surveillant de la loge de Kilwinning (la seconde du pays) doit examiner chaque apprenti entré et chaque compagnon sur « l’art de la mémoire et la science d’icelui » et doit punir celui qui en aurait perdu un point quelconque. Or, l’expression « art de la mémoire » renvoie à une science connue de la Renaissance. C’était une technique de mémorisation qui remontait à l’Antiquité classique, conçue à l’usage des orateurs qui devaient apprendre un discours. Cette technique utilisait l’image mentale d’un édifice dont les parties correspondaient aux différentes phrases du discours à mémoriser. La philosophie de la Renaissance accordait à cet art une portée qui dépassait son objectif premier : il devenait l’art d’organiser un savoir encyclopédique et de dévoiler les relations cachées entre les choses, l’univers tout entier étant conçu à l’image d’un édifice. Par ce fait, il avait partie liée avec la philosophie hermétique.  Giordano Bruno s’est intéressé à cette question ; cf. Frances A. YATES, Giordano Bruno et la tradition hermétique, Dervy, Paris, 1996, page 385. L’auteur cite De umbris idearum (Sur les Ombres des Idées, 1583) et De imaginum, signorum et idearum compositione (De la composition des images, des signes et des idées, 1591).

 

(5) – La référence à l’Égypte pharaonique, à ses dieux et à son Livre des Morts, relève d’une méprise. À la suite de Cagliostro, la franc-maçonnerie de Rite Égyptien emprunte aux mythes grecs, romains et juifs pour véhiculer un enseignement hermétique. Les seuls dieux égyptiens qui peuvent s’y trouver représentés sont Isis et Osiris, en raison de leur pénétration en milieu hellénique.

 

(6) – Les enseignements véhiculés par la Haute Maçonnerie Égyptienne, l’Étoile Flamboyante ou les Rites Unis de Misraïm et Memphis provenaient du même cercle napolitain dont j’ai exposé ailleurs (Cagliostro, les arcanes du Rite Égyptien) la nature et les protagonistes. D’où les références fréquentes à « l’École de Naples » chez les promoteurs de ces rites. L’Ordre des chevaliers maçons élus Coëns de l’univers était issu d’une tradition judéo-chrétienne imprégnée de théurgie salomonienne.

 

(7) – La loge Ankh travaillait au Rite Écossais Ancien et Accepté. J’ai publié ses instructions pour les trois premiers degrés dans Secrets de la franc-maçonnerie Égyptienne, Chariot d’Or, Saint-Chef, 2002.

 

(8) - L’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l’Univers de Martinès de Pasqually est un bon exemple. La transmission de l’ordination (Réau-Croix) qui couronnait ce Rite s’est arrêtée avec Jean-Baptiste Villermoz. Lorsqu’on lui demandait de transmettre à son tour afin que la filiation temporelle ne se perde pas, il répondait avec cette phrase tirée de l’Évangile de Matthieu (3, 9), « Dieu peut, des pierres même, faire surgir des enfants d’Abraham ». Un siècle et demi plus tard, en 1942 et 1943, sous la conduite de Robert Ambelain, des frères de bonne foi pratiquèrent les opérations Coëns. Les manifestations obtenues au cours de ces travaux répondaient aux critères de l’Ordre primitif. Je renvoie aux travaux de Serge Caillet, spécialiste de cette question.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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